Dans le bus 96, bondé comme à son habitude, une dame d’un certain âge monte. Elle file vers les places dédiées aux vioques juste devant moi, apostrophe une jeune femme en lançant «ces places sont réservées», avec une instance couinante, «ré-ser-véééeee». «Je suis enceinte», répond la plus jeune. En face d’elle, une autre vieille assise marmonne avec l’air de s’excuser «Moi j’ai 63 ans». Elle en fait dix de plus, elle n'a pas à se désoler. La couineuse lève un petit œil furieux et méchant vers le toit gris du bus. Deux arrêts plus tard, elle se précipite vers une place libérée, encore plus près de moi, elle m’a touché au passage. Elle a l’air en pleine forme, cette vioque, elle tapote d’un pied nerveux avec ses petites pompes Schmoll blanches, elle a le cheveu violet et rare des surannées de son espèce, elle jette en permanence des regards inquisiteurs autour d’elle, à la recherche d’un motif d’indignation, je vois ses lèvres fissurées de ride qui remuent et retiennent leur salive de fiel. En fermant les yeux, une vision fugitive de cette vieille pourpre au crâne encastré dans la vitre, les yeux vitreux et un filet de bave ocre au menton.
Dans l’agence bancaire, climatisée comme il se doit, Fabienne traîne sa mince et grande silhouette de directrice adjointe chargée des comptes particuliers. Elle ne s’excuse pas pour son quart d’heure de retard, il faut supposer que c’est la norme de ponctualité chez les business women et non-stop working girls de son espèce. Fabienne porte l’uniforme sombre et sobre de la caste, pantalon gris, chemisier blanc. Quelques pointes de fantaisie cependant, un vernis d’ongle rose vif, un décolleté ouvert sur sa maigre poitrine aux seins pointus. Du bureau de Fabienne se dégage une impression fonctionnelle de bon aloi, à peine perturbée par le cadre discret où s'expose la photo d’une vie de famille normale. À travers les vitres nécessairement transparentes, on voit à quelques mètres un Fabien concentré sur sa conversation téléphonique, lui aussi en uniforme de décontraction surveillée. Quand l’imprimante se bloque, Fabienne a un rire forcé. Elle s’anime pour évoquer le caractère indispensable du service de protection juridique à 4,91 euros par mois. Fabienne aime son travail, son mari, son enfant, peut-être aussi les voyages, les amants, les cours de yoga. En fermant les yeux, j’entrevois le corps de Fabienne au ventre gonflé qui flotte dans la piscine du Club Med, après le passage du tsunami.
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