dimanche 22 novembre 2009

Opéra pour les hommes qui passent


J’arrive tard à l’hôpital. Enfin non, pas si tard, 18h15, mais il fait déjà noir et le hall est désert. Des guirlandes précoces décorent les poutres et les baies vitrées. Le résultat est réussi, c’est-à-dire sinistre à souhait. En parcourant le chemin qui mène à l’aile B, j’avise de grands panneaux dont les images montrent un danseur tournant autour d’un petit vieux qui tremblote dans son fauteuil roulant, un violoniste jouant de l’archet devant une petite vieille édentée et probablement sourde, d’autres scènes encore. Un vaste laïus commente en long, en large et en travers la performance humanitaire. Cela s’intitule «l’art, ensemble». On y dit que «le soin, c’est une relation humaine», que l’hôpital est «un lieu à fort potentiel d’échanges et d’enrichissement». À ma grande surprise, ce n’est pas sponsorisé par les pompes funèbres générales, mais par un cabinet d’assurances. Ma vessie nourrie au café depuis ce matin me tire de ces rêveries fielleuses, et je vais pisser dans les toilettes pour handicapés, désertées comme le reste.

Le clostridium rôde toujours par là, me prévient l’infirmière du soir. J’enfile gant et surblouse. Mon père est dans le noir. Il démarre pourtant au quart de tour quand j’allume, longtemps que je ne l’ai pas vu aussi volubile. Il essaie d’exprimer plein de choses, mais je n’y comprends évidemment rien. Il est notamment question d’un « opéra » pour « les hommes qui passent ». J’acquiesce. Quand je lui dis que j’ai amené un flan, il répond illico « ben oui donne, donne, ça m’intéresse, donne ça », et quand je lui donne, il s’en saisit à pleines mains, s’en bâfre et en fout partout. Je l’essuie comme je peux, des résidus collent à l’oreiller et aux couvertures. Il est content, il en voudrait encore. Son hyperphagie est probablement malmenée par les microdoses des repas hospitaliers. Je l’observe, il a l’air de calculer plein de choses. Sa main gauche s’enroule dans le drap, il frotte longtemps ses cuisses et sa couverture comme s’il avait un gant. Puis cette main vient vers moi pour me toucher, me tâter plutôt, je lui demande pourquoi, j’ai déjà oublié sa réponse vide de sens. Il s’énerve un peu et commence à attraper des deux mains la barrière de sécurité du lit. Ils ont sans doute baissé la dose des calmants, c’est pour cela qu’il a un surcroît d’énergie, et qu’il va finir par péter son lit. Alors on lui recollera du tranquillisant. Patience, cher personnel médical, quand les plaques bêta-amyloïdes gagneront du terrain, il finira aussi calme qu’un parterre de salades vertes.

2 commentaires:

  1. Il en fout sans doute partout, mais il a de BELLES mains ; des mains qui racontent une histoire ...
    ou bien l'histoire est dans les yeux du fils, qui regarde ces mains ?!

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  2. Les publicités choisies et générées par Google pour accompagner latéralement ce post ilustrent admirablement le concept de "guirlandes précoces" élaboré par l'Auteur.

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