vendredi 9 octobre 2009

Les fils du calvaire

Ayant raté de quelques secondes le 96 à l’arrêt des Filles du Calvaire, après un réveil difficile aux aurores, je me tape à pied toute la rue Oberkampf jusqu’à son cent-vingt-cinquième numéro. Des employés enlèvent des voitures, un conducteur malheureux leur dit qu’ils font n’importe quoi, un commerçant contrarié observe que l’on se gare n’importe où. Je me dis que se faire chier les uns les autres est la loi de l’humanité agrégée.

La Cité Grisset est en réalité une impasse. Pour une ex-ANPE, cela s’impose. À son angle avec Oberkampf, une sandwicherie nommée Merguez Factory. Pas un café ouvert à l’horizon immédiat, je suis en manque. En face du Pôle Emploi où j’ai rendez-vous pour ma séance obligatoire de réinsertion professionnelle, un curieux bâtiment de briques abritant une galerie. Le reste de l’impasse est terne sous un ciel gris. Devant la grille de ferraille baissée, une femme arabe attend. Elle a l’œil noir, le visage maigre, et le sourcil dressé avec des rides très creusées sur le front. Je me demande toujours si ce n’est pas douloureux d’avoir la face ainsi coincée en permanence. Un peu plus loin, un black bien sapé tourne en rond. Sur un parapet deux déclassés se sont assis, ils regardent leur tennis de marque inconnue. Un jeune qui m’a l’air bien jeune pour être chômeur écoute son mp3 et serre un bloc de papier. À 9h pile la grille s’ouvre, et l’on est soudain une quinzaine à se précipiter, j’ai l’impression que certains viennent de sortir des égouts ou du bitume, je ne les avais pas repérés.

À l’accueil, quatre gardiennes de l’emploi dont l’une vocifère d’un ton autoritaire : « Les gens avec une convocation présentez-vous ! ». On se croirait à l’armée. Je me présente donc et patiente dans le coin que l’on m’indique. L’une des gardiennes est une grande blonde avec un sourire permanent, je la vois qui glisse dans le hall d’une personne et d’une pièce à l’autre, je me demande si ce n’est pas un robot de nouvelle génération. Elle a l’air rayonnante. Peut-être parce que sa journée du vendredi s’arrête à midi.

On est enfin appelé pour le stage de formation aux outils d’accès à distance. C’est-à-dire au site internet du Pôle Emploi. Nous sommes cinq, dont le black, qui place devant lui un maroquin de cuir contenant un bloc de papier noirci de phrases bien ordonnées, et aussi de beaux stylos, il a l’air top organisé le gars. En face, un autre black forme son antithèse, il n’a même pas amené un stylo. C’est un cuisinier dont l’ancien patron refuse de lui envoyer je-ne-sais-quel papelard nécessaire aux Assedic. Se faire chier les uns les autres, je vous le dis.

L’instructeur est un petit gars d’âge indéfinissable, habillé à la cool, mais du genre qui se veut cool et qui donc ne l’est pas tellement, il a des cheveux courts et gris qui le vieillissent, un bouc maigrichon. Dans l’ensemble, un type que vous croisez et oubliez aussitôt. Peut-être un robot lui aussi. Il nous fait son topo en lisant un imprimé. Il faut remplir un questionnaire sur sa connaissance des services informatiques du Pôle Emploi, et je mets « non » partout vu que je n’ai évidemment pas visité le site depuis mon inscription au chômage. Le black a côté de moi se rebiffe, lui a mis « oui » partout sauf à la question « Savez-vous créer votre espace emploi ? » dont la réponse est restée vide. Il dit franco à Petit Bouc : « On m’a fait comprendre que c’était obligatoire, sinon je ne serai pas là. » Déstabilisé, Petit Bouc finit par lui dire : « Mais… je vois que vous n’avez pas créé votre espace emploi ». Le Black dit qu’il s’en fout, qu’il a un diplôme de comptable, qu’il sait très bien ce qu’il veut, qu’il cherche du taf dans des journaux et réseaux plus spécialisés et plus intéressants pour lui, qu’il n’a pas de temps à perdre. Un autre type plus timide essaie de s’engouffrer dans la brèche et remarque que lui aussi a déjà rempli toutes les formalités assistées par ordinateur. Peine perdue. Il faut montrer ta bonne volonté, camarade, sinon t’es radié. Du coup, le black accepte à contre-cœur de créer un espace emploi qu’il n’utilisera jamais. Se faire chier les uns les autres, encore et toujours.

Petit Bouc nous dit que nous en avons jusqu’à midi. Je suis consterné. Mais que l’on va travailler individuellement devant un ordinateur, qu’il y a un distributeur de café à l’étage, que l’on peut sortir fumer sur le trottoir. Me voilà un peu requinqué. Le sommeil me manque, la tête me lance parfois. Je joue le mec réglo qui veut progresser, pas de vague. Après cette séance, je suis peinard jusqu’à début janvier. Pendant une heure et demi, je trifouille donc leur ordinateur. Il me faut dix minutes pour comprendre les six fonctionnalités que l’on venait étudier. Le PC se déconnecte après 30 secondes d’inactivité, c’est-à-dire tout le temps. Impossible d’accéder à la toile. Ce qui est particulièrement con, puisque pour valider la création de son fameux espace emploi, on doit répondre à un mail. Je ne vois aucune offre intéressante dans les codes ROME de mon activité. Petit Bouc est resté planqué dans la salle, il vient vaguement voir les troupes toutes les vingt minutes, je grille des sèches sur le trottoir.

À 11h, après avoir été le chercher pour lui poser une question de pur fayotage sur les stages de formation, je dis à Petit Bouc que je maîtrise parfaitement les outils et que j’ai hâte de rentrer chez moi pour activer mon espace emploi, fabriquer mon CV et lécher le cul des employeurs prêts à rembourser d’un SMIC mes 20 ans d’expérience en rédaction. Il acquiesce, je crois qu’il était en train de naviguer perso sur le Net, il a l’air pressé d’en finir comme moi. Il n’y aurait pas un golio qui a trouvé le moyen de mal noter dès le départ le mot de passe de son espace emploi, il aurait pu se tirer tout de suite. Je passe un entretien de cinq minutes de fin de stage, où l’on note mes progrès dociles dans la voie de l’intégration laborieuse. Pour la forme, je demande à Petit Bouc ce qu’il me conseille de faire. Il se fige d’un air important et me sort : « Il faut s’organiser, s’organiser c’est important, garder l’habitude de se réveiller et de planifier ses journées, ne pas se laisser aller, il faut aussi se prévoir des moments de détente, savoir se vider la tête, c’est important ». Il débite tout cela en regardant fixement son écran. Je lui fais confiance, il semble s’y connaître en tête vide.

On se quitte sur une poignée de main pleine de solennité.

J’ai déjà oublié son visage.

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