samedi 31 octobre 2009

Texte de circonstance

Assise au coin d’une salle commune, sa vieille tête au cheveu rare ne dodeline plus, elle est tendue, on croirait une serpillière sèche et raidie. Des souvenirs confus s’y croisent et recroisent dans un brouillard filasseux, de plus en plus rares, de plus en plus flous. Son mari mort plus tôt, quand elle l’ignore, mais elle sait encore qu’elle l’aima, elle le voit parfois surgir des brumes en costume cintré, brillant et noir, sourire de coq fier sur le parvis d’une église, à moins que ce ne soit les marches d’une mairie, un costume sans corps qui danse une valse musette au goût de bin blanc. Son fils. Son adorable fils. Son haïssable fils. Son unique fils qui prend tantôt le visage d’un chérubin aux yeux d’ange, tantôt celui vieilli et bouffi du bourreau qui la traîna dans cet hospice. Un chien qui aboie dans la cour de la ferme et crache la fumée de sa gueule joyeuse, un chien qui meurt doucement en gémissant sur une couverture jetée dans la chambre, des gelées d’octobre et des printemps rieurs, des messes tranquilles et des jours sans fin. Tout défile dans sa vieille tête de serpillière séchée sans que la face bouge d’une ride, les narines en sont pincées, les lèvres serrées. Une infirmière passe et dit : « la mère Raymonde s’est encore chié dessus ». Elle ne la regarde pas, elle ne l’entend pas, les yeux fixés sur la fenêtre du mur en face, dont elle ne distingue presque plus rien, une tâche moins terne dans la grisaille diffuse de la salle commune. Elle ne maîtrise pas plus ses neurones que ses sphincters, la mère Raymonde, les huit mois dans le mouroir ont relâché les derniers muscles, fragmenté les dernières pensées. Huit mois sans voir personne, car une infirmière ou un docteur n’est pas quelqu’un, enfin pas pour elle, ils sont de simples passants, ces gens qui passent et qu’elle ne connaît pas, prononçant des mots qu’elle ne comprend plus. Huit mois de soupes amères et puis d’intraveineuse quand la bouche édentée ne s’ouvrait plus. Huit mois d’odeurs renfermées où cent autres cadavres ambulants distillent leur agonie au compte-goutte. Huit mois de voix criardes et de murmures reprobateurs d’un personnel toujours pressé d’en finir, en finir avec quoi nul se sait, cela n’en finit jamais la vie, les cliniques d’à côté accouchent à chaque minute des grabataires du siècle prochain, et tout le monde applaudit au bord de la fosse. Elle n’est pas triste, la mère Raymonde, sa vie fut déjà pauvre en émotions, quelques-unes suffisaient bien à orchestrer ses rythmes lents et meubler sa rassurante monotonie. Ce n’est pas dans sa quatre-vingt-neuvième année que ce genre d’existence découvre le bonheur, ni même le malheur. Elle voit une petite fille rire sur une balançoire, les chèvrefeuilles crachent leur lourde effluve. Puis rien, la tête raide s’affaisse doucement sur la poitrine. Ses yeux morts fixent le carrelage où sont tombées des miettes.

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