jeudi 15 octobre 2009

Tâche rouge sur fond gris



Elle traîne dans ma rue, son territoire, et dix fois par jour je l’entends interpeller le flâneur, le promeneur, le facteur, l’éboueur. Parfois le vide. Quelle femme étrange ! Si femme est encore le bon mot. La créature ne doit pas dépasser le mètre quarante, son corps est trapu, toujours emmitouflé dans les mêmes vêtements, petite tâche rouge dans les saisons froides, et grise dans les chaudes. Ses traits cumulent toutes les tares qu’un mauvais génie aurait pu imaginer sur son berceau malchanceux, de grosses lunettes à foyer, le cheveu gras en épi, rare par endroits, noir versant déjà sur le gris, une moustache à poil épars comme en exhibent les adolescents. Et quelques bourgeons se partageant le fief d’une peau épaisse.

La créature n’a pas d’âge. Et pas de sexe non plus. Je l’appelle femme par convention, la neutralité de la créature lui sied bien mieux.

Vous pensez certainement que j’enlaidis le tableau à dessein : il n’en est rien, telle est la rombière qui arpente la rue sous ma fenêtre. Il arrive que les êtres laids compensent leur disgrâce d’un heureux caractère, mais une telle balance est étrangère à la créature. Sans cesse elle crie, d’une voix au ton haut perché reconnaissable entre toutes, un timbre immédiatement agressif. Elle houspille le passant médusé de phrases exclamatives et vengeresses. Qu’un imprudent traîne trop longtemps et là voilà qui surgit de nulle part, et proteste, et rouspète, et vitupère, menaçant souvent d’appeler la police. Sommation inutile car sa prestation suffit à maintenir l’ordre sur son territoire, à ce que j’en observe du balcon : l’interpellé ne sait pas sur quel pied danser face à la furie obstinée aboyant autour de lui comme un vieux chien de ferme gardant sa cour.

Elle est probablement concierge d’un immeuble voisin, mais je la vois entrer et sortir de plusieurs porches, comme si elle empruntait quelque passage secret. Quand je la rencontre en revenant de mes courses, je ne croise jamais son regard derrière les gros verres, d’une très courte œillade elle m’évalue, reconnaît sans doute un habitué discret, scrute à nouveau droit devant elle à la recherche du prochain motif d’altercation. Tout en elle est rigide. C’est un animal aux aguets, et dans ma compassion, je me la figure parfois en animal solitaire, blessé des ingratitudes de sa naissance.

Un jour, la créature va mourir. Les murs s’étonneront de ne plus entendre ses cris, et les passants continueront de passer, d’un trot paisible dont ils ignoreront l’aubaine. 

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